Le confluent du Rhône et de l’Ain marque un changement important dans la géographie régionale.
À partir de ce point commence une vaste plaine alluviale dont le sol est constamment transformé par les sédiments déposés par le cours d’eau. Entre les pentes du plateau de la Côtière au nord et les Balmes viennoises au sud se forme ainsi un vaste espace de presque 5 km en son point le plus large où le Rhône s’est constamment déplacé jusqu’à sa fixation au XIXe siècle, en se multipliant en différents bras qui formaient ainsi des îles, appelées “Brotteaux” dans la langue locale, et qui représentaient un enjeu particulièrement important pour les communautés vivant sur les rives du fleuve.
Les sources écrites se rapportant à ces îles du Rhône s’accordent souvent à en faire débuter l’histoire en 1253. Cette concordance n’est pas un hasard : presque toutes ces sources ont été produites dans le cadre de querelles judiciaires qui ont duré jusqu’au milieu du XIXe siècle, et avaient précisément pour but de justifier la propriété de l’une ou l’autre des communautés riveraines par un argument historique. La charte octroyée par le seigneur Guichard IV de Beaujeu en 1253 (contre un forte somme d’argent) était donc un incontournable. Cette charte fonde la possession des île par “les habitants du mandement de Miribel”, c’est-à-dire par ceux vivant sous l’autorité du seigneur de Miribel. Cette unité à la fois administrative et judiciaire, s’étendait des actuelles communes de Miribel à Caluire et de Rillieux à Vaulx-en-Velin. La seigneurie de Miribel oscilla entre le royaume de France et le duché de Savoie jusqu’en 1594 et son annexion définitive par Henri IV. Chaque changement de souverain donna lieu à une confirmation de la charte (toujours contre espèces sonnantes et trébuchantes).
Toutefois, le Rhône se déplaçait aussi : s’il coulait au pied des Balmes viennoises en 1253, son cours glissa progressivement vers le nord. En 1326, Vaulx-en-Velin quitta le mandement de Miribel en conséquence de son changement de rive ! Dès lors, les communes du Dauphiné réclamèrent l’usage des brotteaux qui passaient progressivement de “leur” côté du Rhône, ce qui donna lieu à d’interminables conflits, devant les tribunaux ou les armes à la main dans les îles...
En 1790, la révolution française vint ajouter un niveau de complexité à la situation en abolissant la seigneurie de Miribel et en divisant son mandement en différentes communes. Les nouvelles communes ainsi crées, comme Neyron, avaient-elles alors un titre à faire valoir sur les îles ? En 1806, le préfet de l’Ain trancha une première fois en menant une enquête qui alla jusqu’à chercher des preuves dans... les archives des hôpitaux de Lyon ! Étant depuis longtemps propriétaires dans la région, ceux-ci pouvaient en effet attester que les habitants de Neyron faisaient historiquement partie du mandement de Miribel, et jouissaient ainsi d’un droit sur les îles. D’autres procès eurent néanmoins lieu jusque dans les années 1860, opposant les communes de l’Ain à celles de l’Isère, les communes de l’Ain entre elles, ou même certaines communes comme Neyron à leurs propres habitants qui acquéraient progressivement des terrains à titre privé dans les îles. Certains procès allèrent jusqu’à la cour de cassation et fondèrent une partie de la jurisprudence française sur la transition entre le droit féodal et le droit civil. La fixation du cours du Rhône, l’établissement du cadastre (terminé en 1831 à Neyron) et les développements de la cartographie concoururent à l’extinction progressive des conflits en fixant matériellement dans l’espace les limites de la propriété de chacun. Neyron se constitua à cette occasion un Atlas des communaux encore conservé dans les archives municipales de la mairie. Si la commune investit tant d’efforts et d’argent pour attester de ses propriétés, c’est que les brotteaux représentaient un capital économique important...
Corentin GRUFFAT